C’est lui qui rôde dans la nuit préhumaine
D’où nous sortons malaisément le cœur, parfois l’esprit, souvent le rêve,
Et mène sur les vases irrespirables et denses
L’invitation aux pures beautés, et la promesse
Que toute vie peut trouver sa note de musique.
Sans lui, qui relierait la faune aveugle des basses ombres,
Indiscernable à nos yeux faits pour le soleil,
Aux choses de joie ? Sans Orphée et son semis de cristal,
Le sang nous étoufferait…
2- L’araignée
Sur les fosses passées et peut-être à venir,
Dans l’étroit fleuve à vivre, lumineux
Pour je ne sais quelle cause, probablement folle,
Elle tend ses filets aux mailles si fragiles
Que le rêve d’un rêve ne devrait pas s’y laisser prendre…
Araignée cinéraire,
Mangeuse des reflets danseurs de toute vie,
A l’infini tisseuse de constellations mortes
Afin que notre ciel s’étende comme un suaire
D’étoiles que nous saurons éteintes…
3- La méduse des chênes
Celui qui t’a nommée fut-il pétrifié ?
Porteuse des deux sexes pour que même dans l’amour tes yeux
N’en rencontrent pas d’autres,
Tes visages contraires
Ne rejoindront jamais leurs lèvres,
O méduse des baies de branches, des golfes d’arbres,
Suspendue par une longue chevelure de clavaires noires,
Mes mains et ma pensée n’oseraient pas t’étreindre
De peur de se figer tout à coup de détresse
Devant ce signe double inscrit en une seule chair
Et qui ne peut renaître de ses noces…
4- Le hussard de la mort
Ceux qui sont nés sous la constellation des Chiens de Chasse
Courent une odeur morte à travers les vivantes,
L’empreinte du grand Cerf de la fin des temps ;
Mais ce sont eux qui la revêtent de chaleur
Eux qui perdent le souffle, et non pas lui, désanimé ;
Quand ils n’en peuvent plus, c’est alors qu’ils atteignent,
Quand ils sonnent leur propre agonie, c’est alors qu’apparaît
Ce masque vide couronné de trois grands bois somptuaires.
5- Le taurillon zébré
Il hante les plateaux secondaires de la chair :
On dit qu’il a volé le feu de ses volcans ;
Ses cornes sont un croissant de lune calciné,
Des ailes lui ont crû pour saillir en plein vent.
Il passe dans les nuits femelles que son œil rouge crevasse,
Taureau adolescent harcelé de son sexe,
Caressé tout le long de son flamboiement noir
Par des mains mortellement tordues qui ne savent plus où s’assouvir…
6- Le serpent
Le serpent qui jadis donna son rythme au monde,
Epousant toutes les vagues du temps,
Dessinant les questions en jouant sur lui-même,
Les paradis en s’enlaçant,
C’est donc de lui que nous renaquîmes.
Quand il prit leur couleur aux quatre fleuves,
Son sifflement aux trilles du sang dans les oreilles,
Et même sur les dunes silencieuses de la pensée,
J’entends cette promesse de vivre sans passer par mon absence…
7 - La lamproie des neiges
Il est peut-être des natures entr’ouvertes
Sur de longues étendues de neige perpétuelle
Où ce signe corail et bleu pâle est flottant…
Que veut-il donc traduire aux déserts froids de l’homme ?
De quoi se nourrit-il, puisque nulle existence
Ne peut hanter, auprès de lui, ces mers gelées, jamais berceuses,
Nulle, sinon ma pensée en fuite de moi-même,
Qu’il épie et fascine et dévore,
Comme elle avait rêvé de renaître à l’image
De cette étoile aux lents mouvements bleus et corail.
8- La belle des sables
Brusquement, en bordure des plages blanches, cette figure énigmatique des sables,
L’aileron bleu, le sein, la chevelure et ce sourire…
Mais d’où vint la semence qui put éclore en femme,
Sinon de pleine mer, avec les vagues, et d’au delà ?
Car elle n’a pas crû dans nos couches de chair,
Elle n’anime pas le même sang que nous,
Plus imprenable encore et sans désir complice,
Cette autre possibilité de femme, et de folie, et de torture…
9- La tortue
Un monde clos à tête rose, signe fermé qui traîne de la vie des sables à celle des eaux,
Sans jamais sortir de lui-même, sinon pour d’étranges pariades,
Annoncées par de longues sonneries d’écailles sur la mer,
Non pour leurs propres noces, ô cœur d’hommes, mais pour que l’espèce se prolonge
Peut-être par degrés de chair froide en chair plus froide,
Jusqu’à ce que la mesure du temps soit comblée en toute ligne de vie,
Et que la sagesse des longues méditations closes apparaisse…
O toi qui fus jadis adorée à cause d’elle
Par de hautes créatures humaines qui tâtonnaient à sa recherche dans l’esprit !
10- La puce cerf volant
Indigène des corps d’homme à ne boire que leur sang,
Nos fièvres et nos sueurs sont tes intempéries,
Fait-il si bon sur notre chair qu’on y épuise tous ses désirs ?
Nous-mêmes en doutons, qu’elle épouse de si près,
Nous-mêmes, cerfs volants de si basse altitude,
Qui aspirons à celle où la soif serait autre,
La soif, et la vie, et l’aimant…
11- L’oreille de mer
Sois trouvée par celui que baignent de hautes eaux intérieures,
Et qui ne peut les découvrir…
Mais aux roches primaires, quel frêle coquillage musicien
N’est pas encor rempli du silence qui l’entoure,
Et garde la dentelure d’écume des mers originelles,
Cet écho de leurs vagues refoulées par le sang,
Au delà des vraies lignes de partage des eaux…
12- Le lézard
Une jetée de pensée en pleine mer intérieure, un lézard comme un lichen bleu des zones boréales.
Il a déjà le dessin des fossiles encastrés dans les glaces, la chair qui se conforme à la vie rare.
Il demeure dans une dernière crispation des membres, une pauvre érection d’ailes impuissantes pour l’essor.
Car l’air n’est pas assez dense pour raviver le sang qui se fixe en stries rouges à sa surface,
Braise déjà foncée comme celle des vieilles étoiles qui achèvent leur destin lumineux :
Sur l’extrême avancée de l’esprit dans l’inconnu, l’attente d’une métamorphose impossible…
13- La carpe mère
Poisson du temps qui s’engouffre vers l’arrière,
Entrevu dans un clin de nageoire et puis perdu dans le passé,
Carpe mère des grandes lagunes de mémoire,
Avec les trois seules vies qui naquirent de mon frai,
Remonte vers le jour inconnu dans l’évaporation des choses,
Poisson des hautes nées, des eaux de pluie qui tombent,
Je parcourrai ce cycle un peu plus lentement,
Mais un jour nagerai dans la fontaine perdue
Que tant d’autres verront aux ténèbres d’eux-mêmes.
14- Le papillon vert
Ah ! diverse est la frappe de lumière sur chaque vie,
Et ce qu’elles en consomment, et ce qu’elles en rejettent !
Mais les oiseaux lâchés vers les fonds de nos astres,
Où dorment les vergers abandonnés aux anges,
Ne sont pas de retour et ont dû défaillir ;
Que lancerais-je alors pour savoir s’ils demeurent !
Peut-être, par dépit, un insecte au vol court,
Papillon incolore, enfantin et fragile…
En bordure du temps, il revient se poser,
Vert des jeunes pousses qu’il a surprises,
Mais avec sur les ailes cette tache rouge et cette tache blanche
Des premières fleurs qui mettent des millénaires d’homme à éclore.
Nous avons le plaisir de mettre en ligne Le Bestiaire fabuleux, livre rare, produit du génie de plusieurs artistes : Patrice de La Tour du Pin a écrit les poèmes, Jean Lurçat a créé les lithographies mises en couleur par Edmond Vairel, Jules-Dominique Morniroli a réalisé les calligrammes, Claude Frégnac a réalisé la maquette. Maurice Darantière est le commanditaire et le maître d’œuvre de l’ouvrage.
Cet in-folio de 29 cm sur 39,5, non paginé, a été publié en 1948, tiré en 164 exemplaires Il est aujourd’hui très difficile à trouver. On le découvrira ici in extenso grâce à l’amabilité de la Fondation Jean et Simone Lurçat-Académie des Beaux-Arts.
Pour un commentaire approfondi de l’œuvre et sur les rapports qu’elle entretient avec Une Somme de poésie, on peut dire l’article d’Isabelle Renaud-Chamska : « Du Bestiaire fabuleux au "Pâtis de la création" : le chant d’Orphée » dans les Actes du colloque Patrice de La Tour du Pin, un poète de notre temps, 13 et 14 mai 2011, Parole et Silence, Lethielleux, Collège des Bernardins, 2011, publiés à l’occasion du centenaire de la naissance de La Tour du Pin.