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Troisième lettre à des citadins à propos de l’Église et du monde

« Les vacances sont terminées… »

Dans l’entreprise gigantesque que représente Une Somme de poésie, Patrice de La Tour du Pin, abordant la troisième et dernière partie de cette œuvre dans laquelle il avait engagé toute sa vie dès la fin de son adolescence, a décidé, au début des années 1970, de reprendre tout son travail à la lumière de ce qu’il avait trouvé au terme de 40 ans de création poétique.

Il a mené ce colossal travail de refonte tout en terminant le Troisième Jeu de sa Somme, et tout en consacrant une grande partie de son temps à la traduction et à la création des textes liturgiques à l’invitation de l’Église pour répondre aux attentes du concile Vatican II.

On sait que la maladie l’a rattrapé par surprise et ne lui a pas laissé le temps de parachever son entreprise. Après sa mort le 28 octobre 1975, Anne, sa femme, aidée de la secrétaire de Patrice, Françoise de Raucourt, du P. Didier Rimaud sj, familier et complice de Patrice et du P. Bernard Striffling, ont eu à cœur de réaliser l’édition définitive de la Somme de poésie à partir de tous les brouillons et notes laissés par le poète. Celle-ci sera publiée chez Gallimard dans la collection Blanche entre 1981 et 1983. C’est l’édition définitive d’Une Somme de poésie, toujours disponible en librairie.

Le Troisième Jeu ou « Jeu de l’Homme devant Dieu » était le plus problématique car il n’avait pas, contrairement aux deux autres, connu d’édition antérieure en l’état : il était en pièces détachées. « Le Petit théâtre crépusculaire » qui en constitue le premier quart, avait bien été publié en 1963, mais Patrice l’avait fortement allégé et corrigé, supprimant de nombreux poèmes et réécrivant totalement les proses en regard. Il a fallu de nombreuses heures de travail à la petite équipe sous la houlette de Bernard Striffling, pour trouver un ordre satisfaisant que nous connaissons aujourd’hui.(1)

« Une Lutte pour la vie », qui constitue le deuxième quart du livre, avait été publié en 1970. Mais ici encore le poète avait profondément remanié les parties en prose rédigées sous forme de « lettres » adressées à ses lecteurs, « confidents », « citadins » ou « clients », qui constituent l’épine dorsale du recueil de 1970. Il s’explique sur sa démarche poétique, poursuivant ainsi l’effort d’élucidation auquel il s’astreignait depuis la Vie recluse en poésie (1938), dans le sillage de Paul Valéry, haute figure intellectuelle de référence dans la formation du poète.

Or en lisant l’édition de 1983, on ne peut manquer d’être surpris de constater la disparition d’une de ces « lettres », la « Lettre pascale à des citadins à propos de l’Église et du monde ». S’agissait-il d’une volonté exprimée par le poète, d’une décision prise par l’équipe éditoriale, ou d’un malencontreux oubli ?

Après maintes recherches dans les archives du Bignon, nous avons découvert que Patrice avait réécrit totalement la lettre publiée en 1970, comme il l’avait fait pour les autres lettres. Plusieurs états de ce texte révèlent un travail soigneux et rien ne nous laisse penser qu’il aurait sacrifiée cette lettre pour une raison ou une autre. L’équipe éditoriale n’ayant pas laissé d’explications, nous n’avons rien trouvé qui nous guide pour entrer dans l’intelligence de cette décision. Rien ne nous paraît justifier une telle suppression, sinon peut-être une consigne éditoriale s’inquiétant de l’épaisseur du volume.
Il nous semble donc aujourd’hui fort utile de donner accès à cette « lettre » essentielle située à un point stratégique d’« Une lutte pour la vie », entre la « Semaine de Pâques » et le « Pâtis de la création ».

Nous transcrivons ici le tapuscrit qui nous paraît le plus récent. Il a été relu et corrigé à l’encre de la main du poète, puis relu et annoté au crayon par Didier Rimaud avec qui Patrice avait donc voulu partager ce texte important dont le tout premier titre était « Troisième lettre à des citadins sur l’humanité fiancée ». La dimension nuptiale de l’Église est un thème récurrent dans le Troisième Jeu. Nous n’avons pas transcrit les ratures ni les reprises du poète, peu nombreuses au demeurant, le texte étant quasi prêt pour l’impression. Mais il nous a paru intéressant d’indiquer en note les réactions et les questions de Didier Rimaud, le premier récipiendaire de cette « lettre ».

Une dernière précision, pour mémoire : les autres « livres » qui constituent le Troisième jeu, « Sept Concerts eucharistiques », « Lettres de faire-part », « Cinq petites liturgies de carême », écrits et publiés plus récemment, n’ont pas subi de modifications substantielles. La « Veillée pascale » qui clôt le Troisième Jeu était encore inédite quand le poète a fermé les yeux. Elle devait être suivie d’une « Grand-messe de la Résurrection » restée inachevée.

Nous sommes certains que la réapparition de cette « Troisième lettre à des citadins à propos de l’Église et du monde » au sortir de longues « vacances », pourra éclairer et intéresser les lecteurs de la Somme de poésie.

(1) Sur les motivations de ce travail de réécriture des proses d’Une Somme de poésie, depuis « La Vie recluse » jusqu’aux proses du « Petit Théâtre crépusculaire » et d’« Une Lutte pour la vie », voir notre article « La moniale et le poète », Liturgie n° 199, novembre 2022 (publication novembre 2023) , et la lettre de Patrice de La Tour du Pin à Sœur Marie-Pierre Faure publiée dans notre Cahier n°23 p. 131.

IRC
LUNDI
Les vacances sont terminées. J'espère que vous avez bien reçu les poèmes et l'essai de psaume. Je vous adresserai bientôt quelques chansons.
Me voici donc revenu à la Ville, aux travaux abandonnés depuis la fin du carême à notre auberge : son enseigne devrait être changée. Certes je veux garder l'ancienne inscription au revers, puisque le combat continue ; mais sans remettre en question ni les fondations, ni la charpente, j'aimerais ouvrir les fenêtres sur la plus grande auberge d'univers et ses réserves de vivres. Alors je serais moins impressionné par les immeubles géants qui cachent la terre et le ciel, et je tâcherai de voir, à travers les murs de leurs habitants, les champs en culture ou en jachères, les pâtures et les troupeaux, le végétal, l'animal et les diverses synthèses humaines. Et peut-être un peu du reste…
Que devient mon lot dans cette perspective ? Un simple pré, étroitement délimité en surface, mais où passent comme dans les autres la lumière, la pluie et le vent qui se moquent des frontières.
Poésie ? Vous savez bien que ce jeu de l'Homme devant Dieu repose sur une poétique universelle, sous-tendant les arts, les sciences et les lettres, les proses et les chiffres, les choses observées et leurs observateurs, et qu'elle transparaît dès qu'il y a parole courante. Quand je vous invite à me regarder comme un pré, n'oubliez pas que dans les herbages travaille une énergie qui n'est pas végétale : ni vous, ni moi ne sommes le soleil sur notre flore et notre faune.
Le Pâtis de la Création vous semble-t-il un bon titre ? On pourra peut-être y grignoter quelque chose provenant d'un autre créateur que moi, sans obligation de croire en lui dès l'entrée. En tous cas, vous devinez que je vais insister davantage sur le sens de la vie que sur celui de la mort : c'est l'effet normal de la mémoire de la Résurrection.
Quel rapport avec les chansons annoncées ? Tant pis si je gâte mes jeux de détente en découvrant de petites intentions cachées ! J'ai besoin d'amusements, mais le vieux rêve de composer des hymnes ne s'est pas dissout. Avec l'influence de la liturgie, le projet se renforce, mes amis m'encouragent. Aux offices de la Passion, j'ai ressenti plus que jamais l'indigence de nombreux cantiques. Comment en est-on arrivé là ? Les explications historiques m'ennuient, je cède aussitôt à la vague qui murmure : Fais-en plutôt de nouveaux !
Ce n'est donc pas seulement pour me distraire que je m'exerce à la chanson, mais aussi pour préparer les rythmes et les mètres nécessaires à une culture de petites hymnes de ce temps.
MARDI
En attendant, il me faut encore affermir et drainer le sol, au moyen de ces lettres de prose : affermir, parce qu'il se dérobe trop, drainer, parce que l'eau dont j'ai besoin pour mes plantations ne doit pas stagner.
Et le jeu reprend sur le dernier couple verbal de Pâques et de genèse : l'image d'un rebondissement de la genèse à Pâques serait purement abstraite si elle ne m'incitait pas à chercher mon propre rebond par son énergie.
On s'étonne de la part qu'a la volonté dans mon entreprise : c'est une gêne pour les gens qui aiment la poésie d'évasion. Je veux me resserrer chaque jour à la greffe baptismale pour ne pas dériver. La sève qui passe là n'en remonte pas comme dans un vide à occuper par ses fruits, j'espère qu'elle le fait dans l'énergie même d'où elle vient. Chemin faisant, elle rencontre l'ordre des agencements de la raison pour elle-même. Il ne faut pas qu'elle les évite : elle ne peut pas toujours le percer et j'éprouve souvent des déboires.
Une poésie moins dirigée me soutiendra pendant ce dur travail et pourra me rapporter quelques mots utiles à la formation de nœuds théopoétiques nouveaux et à ce mélange d'ordre et de désordre que j'aimerais donner à mon corps verbal. Est-ce là compter sur le hasard ? Pas tout-à-fait.
Le scribe d'aujourd'hui qui a prononcé le mot de création et qui reste fidèle à son sens descendant sur lui et sur le monde, reçoit ainsi d'en-haut et d'en-bas une impulsion à renouveler ce qu'il touche : s'il arrive à trouer le champ mental, c'est-à-dire à entraîner dans un mouvement de vie plus complet tel mot employé par la raison pour ajuster son empire, il connaîtra de nouveaux embarras devant la distinction imprécise entre le monde et l’Église. Je tiens de l'une et de l'autre, et quand je vais d'elle à lui, j'ai l'impression de m’infiltrer assez loin. Mais quand je reviens de lui vers elle, le vocabulaire rapporté me semble étouffer plutôt qu'alimenter le foyer que je veux conserver vif à tout prix.
Eh ! oui, dans cette recherche de la vérité, je ne m'accorde pas le droit d'éliminer l'Église parce qu’elle serait d'un autre domaine ; je ne procède pas par soustractions. Il me faut donc trouver, après le couple Pâques-genèse, un mot capable de s'associer à celui d’Église. Étrange prospection pour un chrétien ! Mais non !
Quand on voit la pensée aller de découverte en découverte, et la foi reculer devant les scissions intellectuelles ou psychologiques sans pouvoir toujours les remplir au retour, la contrattaque d'un monde apparemment dégagé de Dieu s'effectue par des moyens assez insolites à première vue.
Leur complexité serait décourageante, si l'impulsion énergétique de Pâques ne produisait pas ça et là quelques effets lumineux.
MERCREDI
Cette impulsion nous dirige sur la courbe qui se redresse après la mémoire de la Résurrection et m'appelle donc à une relance de mon économie intérieure vers une création nouvelle. Les données de nuit, de terre et de mort ayant été modifiées par alliance et le complexe religieux ne s'étant pas laissé entamer par des langages sans lien avec la Parole de Dieu, ayant au contraire repris et digéré certains de leurs termes, puis-je escompter un épanouissement ?
Et sera-t-il plus facile que le creusement ? Les forces comprimées culbuteront-elles ce que la foi a eu tant de mal à pénétrer un peu par infiltration ? Il n'y aura pas de coup de baguette magique.
Vous connaissez maintenant les principales forces et les principaux défauts de mon petit ensemble. Déjà le mot de création m'inquiète, je crains l'hypertrophie du poète et ses conséquences. Heureusement les nuits sont quotidiennes, et leur signe devrait me garder de l'enflure ! D'un autre côté, la pression liturgique commence à gouverner la sève vers les besoins du peuple croyant et de ceux qui, dans le grand corps d'espèce, ne trouvent pas ou ne cherchent plus leur appartenance au Christ.
Mais comment travailler à la paix sur la terrible loi de lutte pour la vie, et en voyant que beaucoup tuent le concept de Dieu en eux-mêmes pour vivre de leurs opinions ? Ils l'empêchent de germer et de témoigner pour son Créateur, ce qui n'empêche évidemment pas celui-ci de régir le plus minéral de leur constitution, auquel ils seront réduits à la fin. Nous ne pouvons que préparer le terrain.
Les hommes ont tué le Christ au nom du concept de Dieu qu'ils s'appropriaient, ils le tueraient maintenant plutôt au nom du concept d'homme raisonnable qu'ils définissent ; et prétendant créer par eux-mêmes, ils détruisent les formations liées à lui comme inviables. Certains désireraient une nouvelle représentation de Dieu, alors qu'il est pour nous le Présent sans autre image que le Christ... Impasse, à qui ne s'abaisse pas.
Je passe* avec l'image de la grande matrice d'énergie où le Père créateur envoie sans cesse une énergie nouvelle ; l'hérédité paternelle sur l'esprit humain a-t-elle été submergée par celle de la nature maternelle mésalliée ? Devaient-elles s'associer pour la génération ? Hypothèse ! Plutôt que de travailler sur des suppositions de ce genre, mieux vaut regarder l'afflux d'éléments liquides suivant leur pente vers une religiosité confuse, le sens du relatif croissant dans les cultures actuelles et échappant à la seule relation essentielle, et les constructions inertes étouffant la vie et l'esprit à deux… Le cours de mes lettres de réflexion a peu de chances d'être plus rapide au retour de la source qu'à la remontée, même dans un minuscule lotissement comme le mien.

* En marge, commentaire manuscrit de Didier Rimaud renvoyant d’un trait au mot « impasse » à la ligne précédente : ? Le verbe « passer » revient d’ailleurs souvent. Trop ?
JEUDI
Car les objections s'y multiplient, visant l'histoire sacrée du monde et profitant de mon désordre. J'ai dit le mot de Genèse, et tout aussitôt fusent les problèmes d'Adam, de Caïn, du déluge, comme un tir de barrage : on voudrait mon opinion sur ces thèmes ou plutôt sur l'opinion du rédacteur biblique ! Je n'en ai pas que je puisse justifier ; je crois seulement que l'Homme qui s'entretient avec Dieu est vraiment l’'Homme.
Et les autres, me dit-on ? Là j'observe la question qui veut m'embarrasser : elle pousse obstinément son tranchant pour me faire déduire et séparer. Au contraire, après mon essai de définition, je cherche l’équilibre d'une globalisation pratique et élémentaire : pratique, parce que si je veux être fidèle à cet Homme et que, ne m’entretenant pas avec Dieu, je le prie quand même, les perspectives sur section mentale vous définiraient, vous, comme cellules d'un corps d'humanité qui ne serait pas le vrai : ce serait absurde ! Élémentaire, parce [que] nous ne savons quasi-rien des liens de ce corps, ni des relations du Présent avec tous nos temps.
J'imagine donc seulement que l'Homme de Dieu est créé dans le corps d'énergie vivante qui monte depuis des millénaires. Il y est contenu, mais le contient aussi ; il le couronne, mais sa couronne de conscience comporte une fonction strictement réceptrice : le sens du Père, donné et alimenté par lui.
Image, donc vulnérabilité ! Mais l'attaque se poursuit sur le fameux péché transmis à tous ses descendants : là le concept qui permet d'appeler Dieu le Présent à tous les temps montre le même mal à l'origine, à la fin de ces temps et aujourd'hui. Et le même Homme aussi, malgré sa croissance dans la durée.
Image encore élémentaire : mais le concept tenu sur rassemblement tient devant tous ceux qui sont obtenus par scission, et au moins les équilibre.
Me suis-je fait comprendre ? Je gage que non. Au moins je comprends mieux que Dieu a donné sa confiance à l'homme et que le mal s'acharne contre elle. Et ce n'est pas désinvolture que d'ajouter : les affaires de Caïn, du déluge, de la tour de Babel échappent à l'étau du problème sans solution (opinion sur intention, réponse solide sur le plan de la question, etc.) pour demeurer dans la part liquide* de la vie, puisqu'elle existe, et en particulier dans la mémoire, d'où elles peuvent être tirées en cas de besoin. Et justement certains thèmes que je manie souvent y trouvent leurs signes : est-ce que je ne reviens pas sans cesse sur l'acte de tuer pour vivre, sur les débordements de la nature, sur les constructions mentales qui obstruent le ciel ? Sont-ils issus de ces images bibliques référentielles ? Je crois plutôt qu'ils sont heureux de les retrouver.
Non, je ne couds pas mon tissu d'univers avec un fil blanc : il présente suffisamment de cassures pour que je me réjouisse de découvrir des nœuds.

* En marge, commentaire manuscrit de Didier Rimaud renvoyant d’un trait au mot « déluge » plus haut : est-ce volontaire : déluge est liquide
VENDREDI
Alors se dressent des objections moins générales : ce que tu fais ressortit à l'art et non à la vraie connaissance qui exige plus de rigueur. Regarde seulement ton intelligence qui ne s'est pas purifiée des scories poétiques, et ta poésie qui charrie tant de prosaïsmes et d'éléments empruntés aux philosophies ! Tu ne pourras jamais transmettre qu'un goût de celui que tu appelles Dieu, et encore par des voies subjectives tortueuses qui ne mènent ni à la clarté, ni au goût de l'époque.
À la clarté sur Dieu ? Sous lui serait plus exact puisqu'il donne la lumière. Quant à l'art, le terme ainsi utilisé me parait sortir tout droit de l'armoire à rangements et prétendre définir le mouvement organique de rassemblement au lieu de s'y soumettre. Si l'on est soi-même un petit ensemble de composants s'exposant à un plus grand, on ne va pas se fier au critère d’un miroir qui élimine d'abord la donnée de Dieu comme irrationnelle : ce serait tomber dans le piège du langage où l'abus du pouvoir rationalisant est flagrant quand il distingue, pour les opposer, le rationnel et l'irrationnel. L'accusé au procès, tout en reconnaissant certains droits au juge, l'invite à reconnaître la gratuité de ses fondations et à l'utiliser comme réception de la grâce.
Pour le goût général de l'époque, il faudrait d'abord écarter les gens qui parlent trop et entendre ceux qui ne disent rien. C'est Dieu qui m'a donné le goût de lui-même et il répond probablement mal au goût que Dieu a de moi. L'anthropomorphisme ici n’est guère gênant, il témoigne de l'impuissance humaine à dire le Seigneur : l'insatisfaction est une humiliation très équilibrante pour le poète… Mais on ne m'oppose pas seulement des objections générales ou les déblais provenant de mes creusements ; on me montre encore l’image à peu près universellement admise d'une échelle de croissance humaine et on me fait entendre que nul ne peut descendre d'un barreau sans s'abêtir et rétrograder. Cela veut signifier que les échelons à composante religieuse sont désormais dépassés.
Insister sur le poids de Dieu qui abaisse* ? tirer du vacillement même de l'échelle qu'elle est mal assurée à la base et qu'un abaissement libre compense une progression assez fatale et peu sûre ? Mais cette liberté-là n'est guère probante et la sécurité indispose les chercheurs. Après avoir creusé pour renouveler le symbolisme des eaux, vais-je maintenant en appeler à celui du vent qui fait trembler les montants ? à l'Esprit de vie qui souffle à travers les intervalles des barreaux ? La peur inciterait alors les hommes qui s'agrippent à redécouvrir la crainte et le respect, les catastrophes rejoueraient leurs rôles de signes … et on me rirait au nez ! Il y a pourtant là une donnée cosmique permanente. Mais comme je ne suis pas capable de dessiner le cosmos spirituel, mieux vaut m'occuper de ce que l'homme fait aujourd'hui sur son échelon.

* Renvoi dans la marge à un commentaire manuscrit en bas de page par Didier Rimaud : Il me faudrait repérer tous les endroits où vous traitez de ce thème : Dieu qui abaisse. Je ne suis pas sûr que vos lecteurs comprennent bien. Vous savez comme moi que Dieu est d’abord celui qui s’abaisse pour me relever, il a rejoint la « bassesse » de sa servante, il l’élève en la creusant
SAMEDI
Il y construit sa Ville et ses habitants, c'est pourquoi je suis ici. En bâtissant, on dresse bien l'édifice, mais on n'édifie pas l'air qu'il contient, sauf en le réalisant par des instruments, comme on peut remplacer le soleil par des lampes. Mais ce ne sont pas les conditions naturelles avec leurs signes, et la vie courante continue quand même. Je ne respire pas très bien dans les hautes constructions techniques, l'air n'y est pas très bon : qui s'élève trop s'asphyxie. Mais mon goût personnel n'a aucun droit à juger, tandis que le mot bon retient mon attention : un seul témoignage ne suffit pas, il en faut deux. Et comme je ne peux faire témoigner Dieu pour moi, je dois encore chercher l'impact de sa parole et des éléments qui me composent, à travers les agencements que je compose. Je rencontre évidemment celui-ci : qui s'élève sera abaissé. Je comprends bien que je n'ai pas à juger de plus haut le progrès technique, mais que la vie courante, avec son désordre et l'ordre de Dieu sur lui, me permet d'échapper et au jugement et à l'emprise à d’une mécanique peut-être obligatoire à cet âge d'humanité : l'état actuel de l'épreuve de foi.
Et l'échelle m'apparait très haute, établie dans la préhistoire sur je ne sais quel stade de l'énergie primitive et s'élevant à la matière vivante, puis à l'animal, puis à un quelconque ancêtre de l'homme. Elle porte ensuite les degrés dits de l'Homo Faber et de l'Homo Sapiens, et au-dessus du nôtre, ceux d'un Homo Technicus et peut-être Dominus. En complément de cette ascension, notre petitesse dans l'univers s'affirme.
Tout cela est bien connu et assez puéril ! Tant pis, je grimpe moi aussi à l'échelle ! Et là je distingue une assomption qui se propose au cours de la croissance comme ligne directrice. Il me semble qu'à un certain stade de la loi de vie, la conscience humaine a rencontré précisément l'univers de la rencontre, avec son économie tout-à-fait différente de celle de la loi et parfaitement inconnaissable à l'entrée. Ce n'est pas un vide libre où croître, mais un régime de vie, où Dieu qui agit toujours en premier invite donc en premier celui que l'on peut appeler alors l'Homo Legalis à se fier à lui dans toutes les autres rencontres qu'il ferait et à devenir l'Homme de la Promesse et de l'Échange.
Ces spéculations n'auraient aucun intérêt si depuis la venue de Jésus-Christ l'Homme de la Promesse et de l'Échange, *continuellement recréé en celui qui n'avait pas cru en ce développement*, ne pouvait être appelé Homo Sponsus, l'homme fiancé promis à un accomplissement nuptial.

*mots soulignés au crayon sur le tapuscrit * avec ce commentaire manuscrit de Didier Rimaud en marge : mériterait meilleure formulation. L’ensemble de ce paragraphe est coché dans la marge.
DIMANCHE
Voici donc la nouvelle petite formation verbale qui me soutient dans le courant tumultueux et insaisissable de la vie : et si je vois sur le concept ordinaire d'homme une sorte de striure distinguant un Homo Legalis et un Homo Sponsus, je reconnais qu'elle les sépare, mais qu'étant lumineuse, elle les réunit aussi, comme la lumière occupant le fond d'une déchirure.
J'avoue un peu naïvement que cette lueur ambivalente m'éblouit.
Un tel aveu risque de me desservir à vos yeux, mais qu'importe ? Si j'avais essayé de transmettre l'éblouissement par une méthode poétique fulgurante et cachant ses moyens, je l'aurais peut-être communiqué plus facilement que par cette voie laborieuse, mais en sautant au-dessus du signe qui ramène toujours à un état plus natif et plus convenable à l'attitude de la créature devant Dieu, surtout à cet âge assez ingrat de l'humanité. Et j'aime mieux montrer la fragilité vivante et encore une fois vulnérable d'une formation théopoétique qu'un agencement abstrait et scolaire.
Je repasse même, avant de revenir à ma condition d'adulte, par mes données personnelles intérieures : cette formation qui s'est proposée à mon jugement a donc été adoptée par lui. Ne dites pas aussitôt qu'il est trop peu exigeant, ce n'est pas vrai qu'il laisse tout passer ! Et pourquoi l'a-t-il fait en cette occasion ? Parce qu'il savait que dans les univers neutres de la science, on distinguait aussi les phénomènes de rencontre et les phénomènes légaux. Et constatant qu'une rencontre de la foi descendante et de la poésie montante s'était déjà effectuée avant que mon produit ne comparût devant lui, il a adopté celui-ci pour que l'échange continuât avec lui. Et il s'efforce maintenant de fournir à la formation qu'il accueille ce qui manque à son développement, tout en recevant d'elle de quoi subvenir à ses propres besoins.
Vous me direz que mon petit juge est déjà converti, déjà habitué à en appeler au Sauveur de l'intelligence, tant il a conscience de l'agonie de celle-ci : je l'admets, quoiqu'il s'évade bien souvent et tarde à se retourner. Et pour m'en tenir à ce qui se passe en moi, voici les conséquences de l'adoption : mon jugement ne perd pas ses droits à son temps d'exercice dégagé, mais à l'autre il peut mieux rentrer dans l'humanité fiancée et la servir ; et le nouveau nœud verbal n'harmonise pas mon univers, la déchirure subsiste, malgré l'effet lumineux. L'épreuve demeure constante.
J'espère que le complexe religieux à deux foyers et à deux temps empêchera la fidélité à moi-même de se substituer à la fidélité à Dieu qui n'est pas moi.
LUNDI
Striure distinguant et rassemblant deux hommes dans l'histoire, striure faisant de même en moi, striure semblable entre l'Église et le monde… C'est encore là une source d'énergie cachée au cœur de l'espèce, acceptée par les uns sans évidence, niée par les autres parce qu'inappropriable.
Pour moi le confluent entre la mort du Christ et ma propre mort, bien que parfaitement invisible, est une image d'appui suffisante pour tenir là où le raisonnement n'est plus tenable ; ou bien le passage du Christ dans le vide autour duquel tourbillonnent les cellules du grand corps d'humanité, propageant des ondes de vie jusqu'aux vides particuliers des cellules et de là dans leur consistance.
Images probablement inefficaces au dehors. Mais si elles n’ébranlent pas celles que vous détenez à demeure, elles m'aident sur quelques points où vous pourrez peut-être trouver un intérêt.
J'éprouvais toujours une gêne à confronter sur le même plan les termes hétérogènes d'Église et de monde. Je voyais bien qu'en fait il n'y avait pas de plan spécifiquement religieux, qu'il ne pouvait y en avoir, alors qu'au contraire les plans non-religieux étaient légitimes. Maintenant ils m'apparaissent mieux comme légaux, c'est-à-dire ressortissant à la loi de vie croissant vers son pouvoir.
En contrepartie, subsiste le régime de vie de la rencontre et de l'échange, se défendant contre les sections qui n'enregistrent pas les données à l'ensemble ; et la phase où la valeur des plans diviseurs s'évanouit n’est pas leur anéantissement, mais un passage vers d’autres valeurs.
Quelle que soit donc la justification de certaines attaques contre l'Église, je me représente mieux le procès du corps du Christ, constitué maintenant d'hommes, devant le légal ou plutôt devant le seulement-légal. Mais là encore ne pas tomber dans le piège du langage où le légal désigne l'accusé comme illégal au nom d'un dualisme sommaire ! Le Seigneur s'est soumis à la loi de cette vie et n'a pas tué l'animation vitale de la foi en son Père pour vivre de la seule vie matricielle.
Mon éblouissement enfantin vient de ce que je peux féconder l'idée d'Église par le concept d'Homo Sponsus sans l'altérer, en l'abreuvant au contraire avec les résurgences d'amour que le mot de fiancée suscite dans ma mémoire.
MARDI
Ne vous découragez pas trop : je devrais être le premier à renoncer, mais pour éviter la mécanisation complète et faire germer les semences du Pâtis, je ferais n’importe quoi ! Même continuer à décrire ce parcours d'une goutte d'eau dans le sol ! Son dernier état, heureusement, n'a pas été sa volatilisation, et elle a continué de refléter deux régimes de vie sans compartimenter leurs indigènes.
Il n'y a pas que la nuit de la mort, il y a celle de la pensée pour elle-même : là encore ne pas m'en tenir aux mécanismes observables, mais les présenter au concept ambivalent de l'agonie, avec son versant de vie associatrice caché. Je n'escompte bien sûr pas qu'il s'illumine ! Trouver seulement un mot qui m'éclaire un peu l'acte de penser.
C'est curieusement l'appel de l'Église à traduire sa liturgie en langue vivante qui me le fournit. Cette liturgie est déjà une traduction de la réponse de l'homme à Dieu, en même temps qu'elle est cette réponse. La retraduction à laquelle je suis convié s'adresse à des hommes vivants et de ce fait à des traducteurs : non pas tant à ceux qui discutent du sens du latin ou bien qui tirent de l'évènement pascal une autre version, mais à tous les hommes qui se font une version de la vie où Pâques n’a plus de place.
Bien plus, je me reconnais moi-même comme un traducteur de toujours, n'ayant jamais fait qu’essayer de traduire par un corps animé le mélange d'inexprimable et d’exprimé qu'est la vie. Le fait d’écrire ne relève que d'une application soutenue et exigeante. La condition de poète-écrivain peut rester rare, celle de poète ne l'est pas à cause de la poétique élémentaire, et celle de traducteur est parfaitement universelle : chacun traduit dès qu'il parle, la pensée est déjà traduction.
*C'est là où le plus spécialisé sur un plan déterminant son langage rejoint le touche-à-tout se débattant dans un milieu où se déversent les mots de tous les plans* ; là où moi-même écrivant cette lettre et vous la retraduisant avec vos forces locales pouvons peut-être nous rencontrer ; là où je vous vois à tout autre moment, faisant vos synthèses orales, réfléchissant plus ou moins, mais traduisant toujours la vie.
Je ne crois pas faire un abus de langage en vous proposant ce couple pensée-traduction, et en répétant que nous sommes d'une même humanité qui hésite sur son amour.

*mots soulignés au crayon sur le tapuscrit par Didier Rimaud * avec ce commentaire en marge : meilleure formulation possible ?
MERCREDI
Elle hésite, tiraillée surtout aujourd'hui entre ses cellules qui font crédit à des preuves et celles qui font crédit, sur son invitation, à l'Invitant ; les autres nagent comme elles peuvent et confondent souvent la liberté avec la plus forte loi de leur nature.
En contemplant dans le don religieux une invitation à l'homme doué d'une faculté traductrice, je me trouve pacifié sur un point, celui de ne pouvoir apporter de preuves convaincantes et d’être limité seulement à l'invitation.
Inutile d'insister sur ce qu'il nous est ordonné d'annoncer le régime de Dieu, de travailler pour lui et non pas de démontrer sa vérité en l'isolant ou en nous isolant de lui. Pour moi qui ne prétends pas voir les choses en elles-mêmes, mais en moi, un moi compris dans un ensemble plus grand, je dis seulement que le moi de l'humanité a été invité à faire crédit à Dieu, qui lui donne la foi pour soutenir et diriger ce crédit.
Rien de probant, n’est-ce pas ? pour qui refuse le présent ou qui a déjà occupé par des objections l'admission même de la foi. Rien de plus contraire aussi à mon caractère que de faire pression sur d'autres : c'est par invitation que j'invite, sur agonie avec versant d'espérance que je me bats, sur amour qui peine à animer le mien… Quand J'ai honte de trop me préoccuper de moi-même, quand je ne suis pas sûr du tout d'aimer Dieu, il me reste la donnée de la foi affirmant que Dieu aime le premier et aussi le bon sens que l'amour est à deux.
Dans les conditions difficiles où je navigue, l'univers verbal dont le foyer est le verbe donner et non pas un nom abstrait, m'attire tout entier. Est-ce dire que ma pensée, si elle a trouvé quelque chose, va simplement confesser qu'elle l'a reçu ? Ce qu'elle a reçu est bien plutôt l'impulsion à se rengager dans l'ensemble des forces d'où elle s'est un peu dégagée et à oublier pour un temps, sachant d’ailleurs qu’elle le retrouvera. Oublier, c’est ne pas tenir à mon présent diurne. Et la nuit devant laquelle elle se tient, mêlée au reste, est traversée par l'invitation à faire mémoire du don de Dieu, ce Christ-germe et ce Christ-univers qui se rencontrent pour former un Christ présent à la place du néant.
Je me répète continuellement : c'est normal quand on tourne. Mais à chaque redite, il y a une insistance nouvelle sur le signe du renouvellement. Il se présente ainsi aujourd'hui : les cellules humaines, destinées à mourir, sont invitées à croire en leur prédestination aux noces du Seigneur et de l’humanité.
JEUDI
Ce qu'on traite de mystique m’est d’abord facteur d'équilibre et de santé.
Ainsi la goutte d'eau de réflexion qui enregistre le concept de prédestination par l'Amour créateur, invitant l'homme à lui faire confiance plus qu'à son désir de destination ou à la crainte de la mort qu'il ne peut pas éviter, rafraîchit ma tête un peu fatiguée d'avoir suivi tant de méandres ; au moins peut-elle s’expliquer l’obscurité du mystère, puisque la créature ne peut jamais prédire le futur ; et si elle le fait, c’est en négligeant l’avenir qui vient.
Que devient donc mon pâtis, avec le poteau indicateur portant le mot téméraire de création ? Il se couvre d'arbres et de bêtes qui n'ont guère de consistance que poétique, mais font toujours le même signe discret vers le jardin de genèse.
Le fameux arbre de connaissance était planté en son milieu : aucune difficulté sur le fait que celui-ci se reproduise ou se reflète dans les cellules du corps d'espèce, mais nulle indication sur le bon ou le mauvais de ma lettre, de mon livre, de ma production. Il y a sûrement des semences d'ivraie dans mes champs : rien à dire de nouveau sur le mystère de leur mélange.
Sauf peut-être ceci : quand la loi de vie accéda à la conscience, elle dressa comme un arbre sa force végétale croissante et présentant le dualisme du bien et du mal ; et c'est une force animale de l'homme, sa ruse, qui l'incita à douter de la prédestination qui demeurait hors de son pouvoir, et à lui préférer, en s'alliant avec un désir inférieur, sa destination et le pouvoir.
Je ne peux rien comprendre au récit biblique qu'en rassemblant dans l'homme tous les stades de vie, depuis le minéral jusqu'à la réflexion du foyer unique, dominante et créant. Toutes les connaissances scientifiques peuvent s'effectuer sur sections et légitimer les vérités qu'elles enregistrent ; la connaissance morale, c’est-à-dire de l’adaptation au régime de la rencontre, doit se faire à deux, entre Dieu seul bon et l’humanité fiancée.
Pour la théopoésie, l'intériorisation du végétal et de l'animal est une source très nourricière. Il me semble qu'on peut l'utiliser avec espoir et scepticisme : les deux s'accordent bien en rythme, poussant et retenant alternativement.
VENDREDI
Trop de gymnastique à vos yeux ! Pour moi le jeu menace surtout d’aller trop loin ! Mais c'est qu'il se glisse entre les domaines spécialisés où il n'a pas droit d'entrer : théopoésie n'est pas théologie. *Ah ! si j'étais métaphysicien je tâcherais de formuler une métaphysique ondulatoire ! Mais je ne le suis pas. On tirera peut-être de mes lettres une philosophie : ce sera extraction et rien de plus. * Je me confine donc à mon jardin. Quoi ? au siècle des grandes communications, de la vitesse et des problèmes ardus de refonte sociale ? Mais oui ! quand on est bombardé d’informations de toutes sortes, on craint qu'elles ne vous informent. Les affaires intérieures sont en difficulté de régénérescence verbale. Ai-je raison de protéger les miennes contre un langage scolaire qui les désigne et les baptise, sans signe ni baptême ? Et à partir de la foi qui me traverse, de traduire les animations avec des noms sécularisés ? Je ne sais pas pourquoi je me pose la question puisque l'affaire me passionne et que je ne peux faire autrement que de lutter avec un sens dirigé et partial contre une neutralité positive d'expression : lutter, non pas pour vaincre, mais recréer.
J'ai beau voir la constante nocturne quel que soit le développement des connaissances diurnes ; comprendre que si le concept de Dieu est arraché quelque part, c'est un cadeau qui est détruit, non pas son donateur ; reconnaître que le reflet dans l'ombre ne libère pas seulement de certains dualismes sommaires, mais demeure une charge qui pèse et cependant insinue son rayonnement dans les constructions et les tissus apparemment dégagés, il me manque… une traduction de cette foi qui fait communiquer la nuit et mon jour. Puis-je prétendre qu'elle a suffisamment imbibé ma fonction traductrice pour donner une version à peu près juste d'elle-même ? Non, bien sûr. Et cependant j'aimerais qu'elle absorbât un moment toutes les images récentes –Pâques-genèse, Église-humanité fiancée, pensée-traduction, obscurité du mystère-prédestination et second sens du temps – pour se présenter devant la seule foi de Jésus-Christ.
Puis-je dire ceci : tout se passe en nous comme si le Christ disait à l'espèce humaine : je te donne ma foi de la même façon qu'un fiancé la donne à celle qu'il aime, je te fais confiance en te communiquant ma confiance en mon Père ?

*ces lignes sont cochées en marge sur le tapuscrit par Didier Rimaud * avec ce commentaire manuscrit en bas du feuillet : ceci sent le regret de n’être pas métaphysicien, mais la théopoésie est mieux que la théologie
SAMEDI
Cette version elle-même ne me libère pas d'une gêne qu'il me faut encore avouer : il est bien entendu que tous mes efforts actuels consistent à préparer (destination !) le terrain pour la poussée du Cantique dont je rêve, et que ce cantique ne peut pas être simplement de louange, qu'il sera forcément de combat aussi.
Je pense qu'il est bon de ne pas voir le monde en division absolue et irrémédiable, mais seulement en guerre de surface ; je suis obligé, puisque je me bats, de m'opposer à la figure que je me fais d'un Pouvoir ennemi non seulement hors de moi, mais en moi. Or je ne suis pas du tout certain de la justesse de mon image, dans laquelle je range un peu hâtivement les esclaves aveugles de ce pouvoir. On regimbera contre ce terme d'esclave, et ce serait pharisaïsme de ma part de me prétendre plus libéré du mal : pharisaïsme et piège de l'ennemi, participant au dessin que je trace de lui.
L'asservissement est évidemment la condition que l'homme d'aujourd'hui dénonce le plus fort, lui qui s'estime libéré des tabous et sorti des âges de ténèbres ; celles-ci se reforment derrière lui, cependant que la conscience de l'affranchissement devient son tabou ! À nous d'aller dans cette nuit et d'y cultiver des formations nouvelles ! Mais après tous les creusements que j'ai effectués dans mon terrain et dans mon ombre, je ne peux absolument pas présenter comme universels les mouvements détectés, même s'ils sont bons pour moi : toutes les cellules ne sont peut-être pas régies par la nature de la même façon, leurs révolutions ne sont pas semblables, et il y a sûrement des rythmes généraux ou particuliers que j'estime mauvais à partir des miens. Autrement dit, comment se battre sans juger, sans se faire une figure de l'ennemi, que l'on ne peut jamais prétendre exacte ? La petite lueur intime ne me permet pas de dire les autres aveugles ! Cela n'aurait aucune importance si le cantique de combat ne devait pas être écrit ; mais de combien de mots pourra-t-il disposer ? Je ne peux quand même pas le réduire à un seul… Dieu fait grâce bien sûr, et il est bon de lui rendre grâce.
Il reste heureusement pour celui qui rêve de faire quelque chose avec sa parole et qui s'empêtre dans l'inextricable à tout instant : Sans moi vous ne pouvez rien faire… Alors il n'y a plus rien à dire, et tout peut être essayé.
DIMANCHE
Vous que j'approchais avec méfiance, vous m'êtes presque des confidents désormais ! Je ne cache ni mes fourvoiements, ni mes embarras : cela ne doit pas être très clarifiant, mais les travaux nocturnes ne peuvent y prétendre. Comptez seulement les verbes que la poésie rassemble dans un même acte : voir, lire, comprendre, faire, vivre et bien d'autres ! Ajoutez-y ceux que la théopoésie apporte : adorer, rendre grâce, célébrer, rappeler. Si je ne suis pas très bien sorti de sa représentation par la prose, c'est que j'avais affaire à trop forte partie !
Même pour le choix du genre littéraire, j'ai beaucoup tâtonné : la lettre m'a paru le moins mauvais, car elle sauvegardait quelque part la pression initiale.
Et le ton ? Les moralisants, exhortatifs ou doctes étaient ridicules dans ma voix. Un plus simple m'aurait plu davantage. Mais je voulais entraîner dans le circuit de la foi certains mots difficiles utilisés par l'intelligence pour entraîner aussi la mienne et solliciter un peu les vôtres.
N'oubliez surtout pas que si le choix du ton me révèle, la révélation de moi-même n'est pas mon but.
Voilà ; je suis arrivé au terme de cette lettre et plus près du terme de mes explications. Vous respirez : moi aussi. Je vous écrirai encore, et dès demain, mais je l'espère, en assistant aux germinations. Ensuite ? eh bien je ne m'occuperai plus que des plantes elles-mêmes, continuant sans doute à marcher de cassure en cassure et de nœud en nœud sur le fil de vie, mais sans me croire obligé à le faire dans l'écriture.
Je ne vous dis même pas au-revoir, ne vous perdant pas de vue.


Patrice de La Tour du Pin

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